Chers lecteurs de ce blog,
est-ce que vous aimez la politique? Il y a des chances que non. La
plupart du temps, les seules choses dont on entend parler à ce sujet
concernent des scandales, des polémiques, des détournements de
fonds, des injustices, le tout relayé par des médias
sensationnalistes. Il n’y a rien de tel pour torpiller sa bonne
humeur. Mais ce n’est pas pour autant que l’on se prive de rire
des responsables, bien au contraire. Une bande dessinée le fait
d’ailleurs très bien et c’est d’elle dont nous allons parler
dans cette chronique. Laissez-moi donc vous présenter Quai
d’Orsay, sous-titrée «Chroniques diplomatiques», écrite par
Abel Lanzac et Christophe Blain et dessinée par ce dernier. Abel
Lanzac est en réalité le pseudonyme sous lequel l’ancien
diplomate Antonin Baudry a écrit cette histoire, en s’inspirant de
son expérience au ministère des Affaires Étrangères, situé au
Quai d’Orsay à Paris. Deux tomes sont parus en 2010 et 2011 aux
éditions Dargaud. L’auteur maîtrisant très bien son sujet, la
lecture de cette bande dessinée a été pour moi une occasion de
voir la politique sous un angle nouveau, à travers les coulisses
d’un ministère. Mais cela a été aussi, et surtout, une occasion
de rire un bon coup.
Quai d’Orsay nous
raconte l’histoire d’Arthur Vlaminck, un jeune doctorant engagé
au Ministère des Affaires Étrangères afin de s’occuper des
«langages». Entendez par là qu’il va devoir rédiger les
discours du ministre. Cela vous paraît facile? On ne parle
pas ici de n’importe quel ministre, mais de l’excentrique et
bouillonnant Alexandre Taillard de Vorms, personnage très inspiré de Dominique de Villepin, qui fut ministre des
Affaires Étrangères entre 2002 et 2004. Arthur va alors vite se
rendre compte que l’écriture de ces fameux discours est très
laborieuse, entre les coups bas des conseillers du ministre, les
personnes incapables de le renseigner et la pression ambiante. Mais
surtout, il va découvrir que Taillard de Vorms, en plus d’avoir un
caractère bien trempé, a une vision bien précise de ce que doivent
être ses discours. Une vision qu’il est hélas le seul à comprendre.
Ainsi, tout au long des deux tomes de cette bande dessinée, nous
allons suivre les déboires d’Arthur dans sa rédaction des
langages, mais pas uniquement. Voyages diplomatiques, réunions de
l’ONU et situations de crise à gérer en urgence, telles sont les
choses à travers lesquelles il essaiera de gérer sa vie privée et
amoureuse.
Comme je l’ai déjà dit,
Quai d’Orsay est une bande dessinée qui m’a beaucoup fait
rire, en grande partie grâce à celui qui est en fait le véritable
personnage principal de l’histoire: le ministre. Si le professeur
Koro est un des personnages de manga qui m’a le plus fait rire,
Alexandre Taillard de Vorms est un peu son équivalent dans le monde
de la BD. J’ai commencé à l’évoquer, il a un caractère bien à
lui. Tout d’abord, il parle de la même façon que l’on
imaginerait un politicien s’exprimer loin des caméras: de manière
franche, directe, sans tournures de phrases élégantes et avec un
soupçon de vulgarité. Jusqu’ici, rien d’exceptionnel. Mais ce
qui rend ce personnage particulier, c’est qu’il a une façon
assez unique de s’exprimer et de voir la politique. Pour lui, un
discours se doit d’être clair et concis, d’aller droit au but.
Il ne doit pas y avoir le moindre mot inutile et chaque phrase doit
servir l’idée qu’il cherche à transmettre. Ainsi, il fera
recommencer le discours à Arthur un nombre incalculable de fois, et
ce même s’il ne le lit qu’une poignée de secondes à chaque
fois. On pourrait penser qu’il s’agit juste du caractère d’un
homme prétentieux et convaincu d’avoir toujours raison, mais pas
vraiment. Nous y reviendrons plus tard dans cette chronique.
Bien que j’ai dit que le
ministre me faisait énormément rire, je ne pense pas que la
description que j’en ai fait jusqu’ici soit une montagne de
rigolade, non? Ce qui rend Taillard de Vorms si drôle tient en deux
points. Premièrement, c’est une véritable pile électrique sous
perfusion de caféine concentrée. Lorsqu’il a besoin de quelque chose, alors
c’est pour tout de suite au plus tard, et si jamais il doit se
déplacer lui-même, il le fait avec une telle énergie que les
feuilles volent sur son passage. Le style graphique de la BD, bien
qu’assez simple et peu détaillé, donne une réelle sensation de
vitesse dans ces moments. On en aurait presque l’impression de le
voir traverser une case à toute vitesse. Lorsqu’il se lance dans
des explications qu’il est souvent le seul à comprendre, il les
accompagne de grands gestes des bras et des mains. En plus de cela, c’est quelqu’un d’impulsif qui
dit d’une voix forte absolument tout ce qu’il pense, quel que
soit le sujet. On en vient alors au deuxième point: le ministre
débite des phrases qui retiennent l’attention du lecteur, en plus
d’être souvent drôles, avec la cadence d’une mitrailleuse. Que
ce soit avec des séries de phrases courtes ou au contraire avec de
longues tirades, Taillard de Vorms s’impose grâce à son éloquence
et son franc-parler saupoudré d'une pincée de gros mots. Ainsi, en combinant son énergie débordante et
ses répliques, on obtient un personnage au potentiel comique assez
élevé. Mention spéciale à la scène où il se plaint des
conditions de vol dans un Falcon, qui me fait mourir de rire à
chaque lecture (celle-ci, je vous laisse le plaisir de la découvrir).
Quai d’Orsay n’en
est pas pour autant un one-man show,
car
de nombreux autres personnages gravitent autour de ce ministre
survolté. C’est notamment à travers eux qu’on découvre les
coulisses du ministère, et de la politique en général. On découvre
dans cette bande dessinée un milieu où se mêlent solidarité et
coups bas, complicité et hypocrisie, assez loin des clichés que
l’on peut avoir
dessus. En effet, on voit le
plus souvent les membres du cabinet se serrer les coudes pour venir à
bout d’un problème, comme par exemple l’élaboration d’un
discours. Pour autant, ils
n’hésitent
pas à se tirer dans les jambes les
uns les autres quand cela les
arrange, mais pas forcément avec de mauvaises intentions. Ça semble
contradictoire, non? Guillaume Van Effantem, l’un des conseillers
du cabinet,
explique ce paradoxe avec ce
qu’il appelle «la sexualité du cabinet». Le
principe est très simple: quand on fait «un coup de pute» à
quelqu’un, ce n’est pas
mal intentionnée, c’est comme une caresse. Si la personne apprécie
la caresse, elle vous fera un «coup de pute» à son tour.
«Quand
tu fais un coup de pute à quelqu’un, c’est pas que tu lui veux
du mal, c’est comme une caresse.»
Guillaume Van Effantem
En parlant des conseillers,
chacun est vite identifiable, autant par son apparence que par son
caractère. Claude Maupas,
le directeur de cabinet calme et blasé après des années à
travailler au Quai d’Orsay. Stéphane Cahut, le conseiller Moyen-Orient un poil
cynique,autant conscient du côté visionnaire du ministre (on y
reviendra plus tard) que du fait qu’il soit borné. Guillaume Van Effantem, le conseiller
Amérique légèrement lourd à force de lancer des blagues. Valérie
Dumontheil, la séduisante conseillère Afrique, autant capable
d’être attentionnée que de faire les pires coups bas. Je ne vous
parle que de ceux qui m’ont laissé le plus de souvenirs, mais il y
en a beaucoup d’autres que vous pourrez découvrir. Tous ces
personnages contribuent tous à donner un visage plus humain à la
politique, ou du moins à l’idée qu’on s’en fait. Ce n’est
pas pour autant que Quai d’Orsay se met à crier au lecteur
que les politiciens sont tous gentils et honnêtes, mais il évite de
tomber dans le piège de les transformer en escrocs sans
scrupules et assoiffés de pouvoir. En découvrant les coulisses de la politique, on se rend
compte que, même si certaines personnes peuvent être malhonnêtes
et ne penser qu’à leurs intérêts, de nombreuses autres se
contentent de faire ce qu’on leur demande sans avoir d’autre
choix.
Les conseillers obéissent au
ministre et celui-ci doit se plier à tout ce qu’exige sa fonction.
Chacun joue au funambule entre les obligations de son travail et sa
vie personnelle. Le meilleur exemple de cela est pour moi Arthur.
Étant donné qu’il est le petit nouveau de l’équipe, il en
découvre la routine et les habitudes en même temps que le lecteur,
qui peut ainsi s’identifier à lui. Mais ce qui en fait un bon
personnage est son évolution psychologique. Au début timide et
réservé, il apprend à s’affirmer et à comprendre comment se comporter dans le monde de la diplomatie. On découvre aussi les exigences du métier, à travers un Arthur qui peine à concilier
son travail auprès du ministre, qui occupe la majeure partie de son
temps, avec sa vie amoureuse. Ce dernier est d'ailleurs un grand fan du groupe
Metallica, et leur chanson Seek and Destroy lui sert de
sonnerie de téléphone. Téléphone qui a la fâcheuse tendance à
toujours sonner au mauvais moment. Ce genre de petits détails
contribuent à rendre le personnage encore plus identifiable, car on
s’est tous un jour retrouvé dans ce genre de situations un peu gênantes.
Cette facilité d'identification est notamment due au fait,
comme on l’a dit plus tôt, que l’auteur ait côtoyé ce milieu
pendant des années. C’est un des points qui fait que j’apprécie
beaucoup cette BD: elle a été écrite par quelqu’un qui maîtrise
vraiment son sujet et ne se contente pas de quelques imitations faciles ou blague usées jusqu'à la corde.
Bien sûr, comme je l’ai déjà dit il y a énormément de blagues,
mais pas uniquement. Quai d’Orsay délivre surtout une
vision assez mature de la politique, et ce à travers le personnage
d’Alexandre Taillard de Vorms, auquel on va s’intéresser plus en
profondeur.
Comme on l’a vu, celui-ci
peut avoir l’air d’un homme arrogant convaincu d’avoir raison
en permanence. En fait, il fait de la politique...à l’instinct!
Dès qu’un concept ou une idée peuvent lui paraître intéressants,
il se met en tête d’en faire le centre de son discours. Concepts
et idées qu’il tire de ses lectures, des pensées de ses amis
intellectuels, ou bien de son propre cerveau bouillonnant. Par
exemple, on apprend dans un passage que le ministre a eu au téléphone
un ami philosophe qui lui a parlé de son concept de «conscience au
cœur de la cité». Que fait alors notre cher ministre? Il appelle
Arthur pour lui dire qu’il a compris que la clé du discours,
«c’est la CONSCIENCE». On est alors en droit de se dire que ce
n’est qu’un imposteur, qu’il ne connaît pas grand-chose à son
métier et se contente d’improviser, d’avancer à l’aveugle, se
fiant à son intuition pour choisir sa façon d’aborder un discours
. Hmm...pas vraiment. Taillard de Vorms peut avoir l’air d’un
politicien comme les autres, mais ceux qui le connaissent le
présentent comme quelqu’un qui a absolument tout compris au
fonctionnement de la politique. Bien qu’eux-mêmes n’arrivent pas
toujours à comprendre sa façon de penser, ils lui font entièrement
confiance. À mesure que l’on voit se succéder les voyages
diplomatiques et discours aux Nations Unies, on finit nous aussi par
admettre cette idée: le ministre comprend la politique
internationale et ses enjeux beaucoup mieux qu’une grande majorité
de ses collègues, bien que le succès ne soit pas toujours au
rendez-vous. Il y a d'ailleurs un passage qui résume assez bien cette idée. Après qu'un de ses discours à l'ONU ait été un flop complet, le ministre va manger au restaurant avec ses conseillers. Il profite alors de l'occasion pour leur expliquer, à grands renforts de gestes des bras, qu'un bon discours c'est comme un album de Tintin, et que Tintin c'est un symphonie, tout en rendant sa façon de voir les choses parfaitement compréhensible.
![]() |
Quand je vous disais qu'il avait tendance à piocher des concepts au hasard et être le seul à les comprendre... |
D’ailleurs,
si Quai d’Orsay réussit si bien à mettre en scène et à parodier la
politique et ses coulisses, c’est parce qu’elle fait allusion à
de nombreuses reprises à des évènements politiques réels. Je
vous ai déjà parlé du fait que Alexandre Taillard de Vorms soit
grandement inspiré de Dominique de Villepin, mais les références
ne s’arrêtent pas là. En effet, un des enjeux principaux de la
bande dessinée est une crise géopolitique autour du Lousdem, pays
fictif suspecté de détenir des armes de destruction massives. Cette
dernière n’est pas sans rappeler la crise irakienne de 2003, à
l’occasion de laquelle Dominique de Villepin a prononcé un célèbre
discours exprimant la forte réticence de la France à intervenir en
Irak. Le discours du ministre Taillard de Vorms aux Nations Unies
dans Quai d’Orsay y rend hommage. De plus, le conseil de
l’ONU avait adopté quelques mois plus tôt la résolution 1441,
portant sur le désarmement militaire de l’Irak. Cette même
résolution 1441 apparaît dans la bande dessinée et est adoptée
par les Nations Unies lors de la crise du Lousdem. Enfin, un personnage du nom deJeffrey Cole, n’est pas sans rappeler Colin
Powell, homme politique américain qui présenta en 2003 un discours
accompagné d’un épais dossier au Conseil de Sécurité des
Nations Unies. Dans ce dossier se trouvaient des preuves, dont la
plupart seront vite prouvées comme étant fausses, selon lesquelles
l’Irak possédait des armes biologiques. La BD parodie allègrement
cette affaire durant tout un chapitre, notamment à travers le
rapport de la commission d’enquête sur la crise du Lousdem. Un
rapport de plus de dix milles pages rempli d’informations inutiles
(on y trouve même des horaires de bus) et surnommé «la schnouff»
par les membres du cabinet. Petit aparté: ce surnom me fait à
chaque fois penser au film de Gérard Oury Le Corniaud, avec
Bourvil et Louis de Funès, où de la «schnouff» est cachée dans
les ailes arrières d’une Cadillac.
Parlons aussi du dessin de la
BD. À ce jour, Quai d’Orsay est la seule bande dessinée de
Christophe Blain que j’ai eu l’occasion de lire et je ne la
comparerai donc pas à d’autres de ses œuvres, comme par exemple
Gus ou Isaac le Pirate. Même si, comme on s’y
attendrait, Christophe Blain a un style visuel bien à lui que l’on
retrouve dans chacune de ses planches. Je vous l’ai dit un peu plus
haut dans cette chronique, le style graphique de Blain est assez
simple et peu détaillé, mais il déborde d’énergie. Le meilleur
exemple en est le ministre qui, lorsqu’il ne traverse pas les
locaux à toute vitesse en faisant voler les papiers autour de lui,
ponctue chacune de ses phrases par de grands gestes des bras et des
mains. Dans ces moments, lesdites mains deviennent plus détaillées
et bien trop grandes par rapport au reste du corps (comme vous avez
du vous en rendre compte dans les quelques cases que je vous ai
montrées), mais pour une raison très simple: le ministre s’en
sert autant, voire plus, que ses mots pour s’exprimer. On retrouve
le même travail des proportions pour mettre en scène les rapports
de forces entre les personnages, par exemple en rendant le ministre
imposant par rapport aux autres personnages. Un bon exemple
synthétisant tout cela est la première rencontre d’Arthur avec
Taillard de Vorms. Intimidé, il voit soudain débarquer en trombe
dans la case un ministre immense et lui tendant une énorme main
amicale.
En résumé, Quai d’Orsay
est une bande dessinée au concept original qui vous fera rire de la
politique tout en changeant peut-être votre vision de cette
dernière. Au lieu de choisir la solution de facilité en resservant
des blagues faciles sur les politiciens, elle nous fait rire en nous
montrant leur quotidien avec autant d’honnêteté que de dérision.
Elle est un peu à mi-chemin entre la chronique documentaire et la
comédie pur jus. Bien que simple, son style graphique énergique
retranscrit très bien le mouvement (et pas uniquement avec le
ministre), ainsi que l’agitation permanente qui règne au Quai
d’Orsay. Ajoutez à tout cela des personnages attachants et aux
caractères bien trempés, servis par des dialogues efficaces et
souvent drôles, et vous obtenez une bande dessinée devant laquelle
on ne voit pas le temps passer, pour peu que vous réussissiez à
rentrer dans l’histoire.
Pour aller plus loin:
*
Quai d’Orsay a connu une adaptation au cinéma en 2013 avec Thierry
Lhermitte dans le rôle du ministre. J’ai personnellement trouvé
celui-ci trop peu énergique dans ce rôle et le film ne m’a pas
particulièrement marqué, sans pour autant être une catastrophe. Le
scénario reprend fidèlement celui du premier tome, mais
l’introduction des personnages est parfois un peu bâclée, tandis
que certains passages semblent plus adaptés à la bande dessinée
qu’au grand écran (par exemple, les feuilles qui s’envolent au
passage du ministre).
*
Dominique de Villepin ayant servi d’inspiration au
personnage d’Alexandre Taillard de Vorms, il a donné une interview
à Europe 1 dans laquelle il revient sur sa carrière au
Quai d’Orsay et ses relations avec ses collaborateurs de l’époque.
Pour lui, la bande dessinée est même «un coup en -dessous de la
réalité». Vous pouvez retrouver ladite interview ici.
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