The Killing Joke - Chronique BD et Comics #3

L’une des principales caractéristiques de l’univers des comics réside dans le fait qu’une même œuvre peut passer entre les mains de multiples auteurs, chacun lui apportant sa propre vision, aussi bien au niveau de l’histoire que de la mise en scène. En effet, vous vous doutez que les auteurs originaux de beaucoup de super-héros n’ont pas été les seuls à écrire leurs aventures, et que d’autres les ont suivi et ont participé à forger leur image actuelle. Prenons l’exemple du plus grand détective du monde. Non, pas Sherlock Holmes. Je parle de l’autre plus grand détective du monde: Batman. Né en 1939 et tout droit sorti de l’imagination de Bob Kane et Bill Finger, notre cher justicier nocturne était à l’origine comme tous les super-héros de l’époque, à savoir plutôt kitsch et destiné à un public d’enfants et d’adolescents.
À cette époque que l’on appelle l’Âge d’Or des comics, les scénarios et le dessin se révélaient très simplistes. Bien qu’il pouvait arriver que le chevalier noir tue des criminels (la fameuse règle selon laquelle «Batman ne tue pas» est apparue des années plus tard et a connu beaucoup d’exceptions), ses aventures ne cherchaient pas à être les récits sombres, matures et torturés que l’on connaît aujourd’hui. C’est à partir des années 70, en grande partie grâce travail du duo Dennis O’Neil et Neal Adams, que le justicier masqué commence à avoir une aura bien plus sombre et sérieuse. La transition se fera complètement vers la fin des années 80, avec la sortie d’une poignée de titres qui devinrent les pierres angulaires du Batman que l’on connaît aujourd’hui: The Dark Knight Returns (1986), Batman : Year One (1987), A Death in the Family (1988) et enfin celui qui va nous intéresser dans cette chronique, à savoir The Killing Joke (1988).

Écrit par Alan Moore, à qui l’on doit entre autres les scénarios des comics Watchmen, V pour Vendetta ou encore La ligue des gentlemen extraordinaires, et dessiné par Brian Bolland, The Killing Joke est un véritable monument de la mythologie Batman. Malgré le fait qu’elle fasse moins d’une cinquantaine de pages, cette histoire a eu un énorme impact à sa sortie, notamment en posant les bases de la fascinante et complexe relation qu’entretiennent Batman et le Joker. Et que dire de son scénario d'une rare violence? De ses dialogues ciselés et intelligents? Des monologues inoubliables du Joker? De ses dessins débordant d’idées visuelles? De sa fin ouverte à l’interprétation? De cette version incroyable et culte du Joker? Vous aurez compris que j’aime énormément The Killing Joke et qu’il y a énormément à dire sur cette œuvre tant elle déborde de qualités et de choses à analyser. Mais avant tout, commençons par une petite mise en situation.

Le Joker s’est à nouveau évadé de l’asile d’Arkham et il a un objectif bien précis en tête : prouver à Batman que même la personne la plus honnête et stable du monde peut sombrer dans la folie. Il prend alors pour cible la personne la plus intègre de la ville, le commissaire Gordon, et commence par s’introduire chez lui pour l’enlever après avoir tiré sur sa fille Barbara, la rendant paraplégique. Il l’emmène ensuite dans un parc d’attraction où il sera torturé physiquement mais surtout psychologiquement, découvrant des photos de sa fille agonisant sur le sol de leur appartement. Mais Batman réussit à les retrouver et libère Gordon avant de se lancer à la poursuite du clown psychopathe. Vient alors la confrontation entre Batman et le Joker, dont l’éclat de rire s’arrête brusquement, suggérant que le chevalier noir a fini par le tuer.

Par où commencer dans la liste des choses qui font que The Killing Joke est un de mes comics préférés? Pourquoi par son écriture? Comme je l’ai rapidement évoqué plus haut, ce titre est pour moi une véritable leçon d’écriture, en particulier au niveau du texte des personnages. Les dialogues sonnent justes et naturels, et parmi les différents personnages, le Joker se démarque par la qualité de ses répliques. Tantôt drôles et remplis de jeux de mots, tantôt philosophiques et sombres, le tout dégoulinant d’une folie qui paraîtrait presque logique. Pendant ce court one-shot, le clown prince du crime devient la vedette d’un spectacle sordide dans lequel il déclame des tirades sortis des tréfonds de son esprit tordu. À l’instant où j’écris ces lignes, je n’ai lu que la traduction française de The Killing Joke et je ne peux donc pas vous dire si elle rend hommage à la version originale. Mais je peux vous dire que les textes français ont marqué au fer rouge l’amateur de comics que je suis. De plus, les extraits que je citerai dans cette chronique proviennent de la traduction présente dans la collection Eaglemoss. En effet, ce comics a connu plusieurs rééditions au cours des années et par conséquent plusieurs traductions. Le titre lui-même a souvent changé : Souriez! lors de sa première édition française en 1989, Rire et mourir lors de sa sortie en 2000 chez les éditions Delcourt, ou encore Killing Joke chez les éditions Urban Comics en 2014. Personnellement, j’ai pour habitude de l’appeler The Killing Joke. Revenons nos moutons avec, en guise d’exemple, voici un extrait de l’un des monologues du Joker que je préfère.
«Les souvenirs sont la base de notre raison. Refuser d’y faire face, c’est nier la raison elle-même. Quoique, pourquoi pas? Nous ne sommes pas tenus de garder raison. Il faut savoir raison perdre. Alors, lorsqu’une vilaine association d’idées vous embarque vers les plus insupportables moments de votre passé, pensez à la folie. La folie, la sortie de secours.»

C’est en partie pour ces tirades incroyables que le Joker de The Killing Joke est l’une des interprétations les plus cultes et appréciées de ce personnage. Mais cela vient également du fait que l’on découvre le passé de ce criminel dont l’aura vient en partie de ses origines mystérieuses. Le one-shot d’Alan Moore est composé de deux récits que l’on suit en parallèle. Le premier est bien évidemment celui où Barbara Gordon se fait estropier par le clown psychopathe et où son père manque de sombrer dans la folie. Quant au second, il a lieu dans le passé nous raconte une mauvaise journée. La mauvaise journée où le sort s’est acharné à un point inimaginable sur un comique raté. La mauvaise journée où est né le Joker.
Si une alternance entre le passé et le présent n’est pas nécessairement ce qu’il y a de plus original, The Killing Joke se démarque par la façon dont il relie les deux. Les transitions entre les deux temporalités se font par d’ingénieux agencements de ce qui se trouve dans les cases concernés, dans le but de les rendre très similaires tout en étant totalement différentes. Par cette simple astuce, le dessin suggère que les deux récits sont intrinsèquement liés et que l’un n’est que la cause directe de l’autre. On retrouve d’ailleurs dans les deux récits un thème commun : un être aimé mort ou gravement blessé. Dans le cas du Joker, la perte de sa femme est l’un des évènement l’ayant fait basculé dans la folie, et dans celui de Gordon, l’agression de sa fille a pour but de lui faire subir le même sort. Prenons un exemple en images.


Vous voyez ce que je voulais dire au sujet de la composition des cases? Les deux ont globalement les mêmes éléments clés (deux mains qui se rejoignent, un visage souriant, le reflet d’un visage aux yeux cachés), ce qui permet une transition parfaitement fluide entre les deux temporalités, mais ces mêmes éléments clés sont sensiblement différents d’une case à l’autre et mettent en valeur un changement d’ambiance brutal. Dans le passé, le comique qui deviendra le Joker tend la main à sa femme, qui a confiance en lui et cherche à le rassurer, et on devine dans son reflet un léger sourire. Dans le présent, il est seul, ne sourit plus et tend la main soit à son propre reflet, soit à cet automate de clown qui lui ressemble beaucoup et dont la seule raison d'être est de rire. Prenons un deuxième exemple, qui cette fois-ci risque de contenir quelques spoilers sur la fameuse mauvaise journée. Cliquez sur le bouton rouge si vous voulez prendre le risque ou si vous connaissez déjà l'histoire



Vous l’aurez compris avec ces deux exemples, The Killing Joke démontre avec brio que la bande dessinée est avant tout un art visuel et utilise avec brio cette spécificité pour nous raconter plus de choses avec des images qu’avec du texte.

Allez, un dernier exemple pour la fin. La mise en page permet de donner une certaine interprétation à la fin, en présentant des cases finales identiques à celles qui ouvrent l’histoire, à savoir un sol battu par la pluie. L’une des répliques de Batman dans la scène d’introduction réapparaît au mot près lors du dénouement, permettant alors d’interpréter les dernières cases d’une toute autre manière, surtout si l’on y prête attention à l’évolution des onomatopées. Je ne vous en dis pas plus.

Cette fin comporte d’ailleurs une blague racontée par le Joker, dont le sens caché va me permettre de passer à un autre point qui fait que j’adore The Killing Joke : la relation qu’entretiennent Batman et le Joker dans cette histoire. Ce sens caché ne relève que de mon interprétation personnelle, mais je trouve qu’il fait sens avec d’autres passages. Voici la blague en question. «Alors, c’est deux mecs dans un asile de fous et donc, un soir, ils en ont assez de vivre dans un asile. Et ils décident de s’échapper. Alors ils montent sur le toit, et là, juste en face, il y a la ville qui s’étend sous la lueur de la lune. Tout un monde de liberté. Le premier type saute sur l’immeuble d’en face, à l’aise! Mais son copain...son copain a la trouille. Il a la trouille de tomber. Alors le premier type a une idée. Il dit à l’autre «Regarde, j’ai ma lampe torche!» Je vais l’allumer entre les deux immeubles, et tu n’auras qu’à marcher sur le rayon. M-mais l’autre secoue la tête. E-et il dit...il dit «Tu me prends pour un fou ou quoi? Tu vas l’éteindre quand je serai à mi-chemin.» » À peine le Joker a-t-il terminé de raconter cette blague qu’il pouffe puis éclate de rire, avant d’être imité par Batman. Mais pourquoi? Pourquoi le justicier de Gotham, constamment impassible, ne souriant jamais lorsqu’il revêt son costume noir, se laisse-t-il aller à une franche rigolade avec son ennemi juré? Pour moi, il y a deux possibilités qui peuvent coexister. La première,
La deuxième, c’est qu’il s’agit d’un rire sincère car Batman et le Joker sont les deux fous évoqués dans la blague. Deux individus marginaux dont les agissements et la psyché les écartent du commun des mortels, mais qui tentent de se réintégrer au reste du monde. L’un d’eux réussi à sauter le pas (Batman, vous l’aurez compris), mais l’autre a peur de faire de même et décide de rester dans le monde des fous. Puis lorsque le premier cherche alors à le convaincre avec un pont de lumière, symbole de savoir et de raison, il refuse par peur d’être trahi pendant la transition et préfère rester où il est. D’ailleurs, voici un autre détail qui renforce le lien entre le début et la fin de The Killing Joke : on peut lire dans la scène d’introduction, lorsque Batman rend visite au Joker, «C’est deux mecs dans un asile de fous...». Je trouve ce parallèle très ingénieux, notamment parce qu’il illustre de façon cachée un propos revenu plusieurs fois avant, un propos selon lequel le justicier de la nuit et le clown psychopathe ne sont pas si différents. En effet, bien qu’ils soient complètement opposés dans leur psychologie et leurs agissements, tous deux ont vu leur vie être transformée du jour au lendemain par une très mauvaise journée. Voici d’ailleurs une réplique culte où le Joker s’adresse à Batman et qui résume parfaitement cet état de fait.
«Il suffit d’une mauvaise journée pour rendre marteau le plus équilibré des hommes. C’est tout ce qui me sépare d’autrui. Une seule mauvaise journée. Tu connais ça, toi, hein? J’en suis sûr. Une mauvaise journée et ta vie a changé. Sans ça, pourquoi te déguiserais-tu en rongeur volant? Et tu es devenu dingue, comme tout le monde, mais tu refuses de l’admettre. Tu fais comme si tout cela avait un sens, comme s’il y avait une raison de lutter.» En résumé, Batman et le Joker sont ici les deux faces d’une même pièce : opposées mais éternellement liées, chacune cherchant à faire basculer l’ensemble de son côté. Une pièce qui tient en équilibre mais qui inexorablement finira par chuter, ne laissant subsister qu’une seule face.

Après cette plongée dans l’océan des indices cachés et niveaux de lecture de The Killing Joke, revenons un peu à son aspect visuel en parlant des dessins. Si ils auront réussi à me marquer de par leur composition pleine de sens, j’ai surtout beaucoup aimé le style de Brian Bolland en lui-même. Ses dessins réussissent à être détaillés sans pour autant que cela leur donne un aspect «chargé», si bien que je ne m’en étais pas rendu compte au premier regard. Ils m’apparaissaient au premier abord plutôt simples et dégagés, mais c’est en y regardant de plus près que je me suis rendu de la finesse et de la minutie des détails, en particulier sur les expressions faciales. La douleur de Barbara lors de son agression, le désespoir de son père en découvrant les photos, le visage impassible de Batman intériorisant une rage prête à exploser tous moments, et enfin le Joker dont chaque trait transpire la démence. Petite anecdote : si les dessins ont été réalisés par Brian Bolland, son emploi du temps l’a empêché de s’occuper de la colorisation. Celle-ci a alors été confié John Higgins, qui avait déjà collaboré avec Alan Moore sur Watchmen. Lors d’une réédition de The Killing Joke en 2008 pour son vingtième anniversaire, Bolland a pu profiter de l’occasion pour coloriser les dessins tels qu’il aurait aimé qu’ils soient. À titre personnel, je préfère cette version, notamment pour son idée de coloriser les fragments du passé en noir et blanc, à l’exception des objets rouges. L’ambiance devient plus triste et maussade, tandis que la seule portion de couleur visible nous ramène invariablement à l’une de celles qui caractérise le Joker : la couleur de son sourire. Le sourire dément qui conclura le dernier flashback, dans une des cases les plus célèbres de ce one-shot.



The Killing Joke est un excellent comic dont la lecture m’aura secoué de toutes les façons possibles, m’apprenant à analyser la mise en page et à comprendre les messages qu’elle délivre, tout en m’offrant une histoire courte mais intense dont les dialogues m’auront marqué au fer rouge par leur qualité. Je ne vois pas d’autre chose à ajouter concernant cette petite merveille, je pense l’avoir suffisamment analysé pour vous montrer ses qualités et l’impact qu’il a eu. Maintenant, il n’appartient qu’à vous de le découvrir, de trouver des détails que je n’aurais pas cité (ou même remarqué) et de vous en faire votre propre interprétation.


Pour aller plus loin:

* Connaissez-vous cette règle selon laquelle Batman ne tue personne? Il s’agit plus d’une limite morale qu’il se fixe pour ne pas tomber au même niveau que les criminels, mais elle a bien souvent été malmenée, pour ne pas dire brisée. Si vous maîtrisez bien l’anglais, voici un petit lien pour en découvrir certains exemples.

* The Killing Joke a connu en 2016 une adaptation en film d’animation (que je n’ai d’ailleurs pas encore vu), réalisé par le scénariste de comics Brian Azzarello, reprenant le casting vocal emblématique de la mythique série des années 90 Batman:The Animated Series et produit par son créateur Bruce Tim. Malgré cette équipe qui semblait annoncer une réussite complète, le film a été victime d’une polémique à sa sortie.
La raison? Son premiers tiers, entièrement écrit pour l’occasion et montrant notamment Barbara Gordon avoir une relation sexuelle avec Batman. The Killing Joke avait en effet été victime d’une vague de critiques à sa sortie en 1988, en raison de la violence physique et psychologique de l’agression subie par son unique personnage féminin. Alan Moore lui-même estime avoir été trop cruel avec cette dernière. L’intention de base du film était d’atténuer cette agression en montrant une Barbara qui ne serait pas qu’une simple victime.

* The Killing Joke a d’ailleurs été censuré par DC Comics l’année de sa sortie. En effet, dans la fameuse page où Gordon découvre les photos de l’agression de sa fille, l’une de celles-ci la montre seins nus. Brian Bolland a dû la remplacer par autre chose et a choisi un visage tordu par la douleur. Si vous vous sentez l’envie d’aller y jeter un œil, c’est ici.

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