Le rapport de Brodeck (Chronique Romans #1)

La couverture du roman que j'ai lu au lycée
Aaaaah, les lectures scolaires obligatoires! Plaisir pour certains, calvaire pour d’autres, tout dépend du rapport que l’on entretient à la lecture et du livre que l’on doit lire. En ce qui me concerne, bien que je sois féru de lecture, certains livres que j’ai dû lire ne m’ont pas plu, comme par exemple Phèdre de Racine qui m’a profondément ennuyé à l’époque. Mais j’ai surtout pu découvrir des romans qui m’ont énormément plu. J’ai adoré de bout en bout Les Misérables de Victor Hugo et La Ferme des Animaux m’a permis de découvrir George Orwell. Mais pour cette chronique, je vais vous parler d’un roman bien moins connu, que j’ai dû lire en Première et qui fait depuis partie de mes préférés: Le rapport de Brodeck, de Philippe Claudel.

Comment vous résumer Le rapport de Brodeck? L’intrigue est certes facile à suivre, mais c’est la façon dont elle est racontée qui rend cela un peu compliqué. Vous allez comprendre pourquoi.
Nous suivons donc ici l’histoire de Brodeck, un homme d’âge inconnu habitant dans un village tout aussi inconnu, que l’on devine situé dans une région entre la France et l’Allemagne. Alors qu’il se rend à l’auberge, il y apprend que quelque chose qu’il redoutait a eu lieu. Un évènement que n’arrive pas à nommer autrement que l’Ereignis; dans son dialecte, la chose qui est arrivée. Et quelle est donc cette chose? Je réserve cela à la zone spoiler. Sachez juste que cela concerne l’Anderer, l’autre, un étranger dont on n’apprendra que bien peu de choses. Brodeck étant le seul homme du village à avoir fait des études, il est chargé par les autres de rédiger un rapport relatant tous ce qui s’est passé entre l’arrivée de l’Anderer et l’Ereignis, afin d’expliquer et de justifier pourquoi ils en sont arrivés à faire ce qu’ils ont fait. Pourtant, Brodeck est totalement innocent et n’est pas impliqué dans cet Ereignis. C’est d’ailleurs la toute première phrase du roman:
«Je m’appelle Brodeck et je n’y suis pour rien.»

Plutôt brumeux et évasif comme résumé, non? Si j’ai choisi de vous résumer le livre ainsi, c’est justement pour vous parler d’un de ses plus grands atouts: sa narration. Premièrement, Philippe Claudel nous raconte l’histoire sur différentes lignes temporelles. En plus de suivre Brodeck dans sa vie quotidienne et interrogeant les différents habitants du village, on découvre l’époque où il était étudiant et a rencontré sa femme Emélia, ainsi que sa période d’enfermement au camp. Ce camp, j’y reviendrai en détails plus tard. Deuxièmement, la plupart des éléments principaux de l’intrigue et de l’univers du roman sont décrits de façon évasive, tout en sous-entendus, et grâce à cela certains peuvent être reliés à des faits ou personnages historiques. C’est en les identifiant que tout devient plus clair: Le rapport de Brodeck est une parabole d’un évènement historique plus que sensible: la Shoah (si vous entendez un bruit strident, c’est que je viens de déclencher l’Alarme Sujet Sensible). Néanmoins, la narration très évasive ne vient jamais vous le confirmer directement; c’est une déduction que l’on fait à force de mettre bout à bout des suppositions et des parallèles. De plus, tout le récit n’est pas seulement écrit par Philippe Claudel, mais aussi par Brodeck lui-même, qui écrit en secret sa propre histoire en parallèle de son rapport, de ses études à la Capitale à son retour du camp.

Par exemple, vous vous rappelez du camp qui occupe une partie importante du récit et dont on parlait plus tôt dans cette chronique? C’est l’un des principaux indices laissés par l’auteur et il fait immédiatement penser aux camps de concentration et d’extermination de la Solution Finale. D’ailleurs, Brodeck en revient brisé physiquement et psychologiquement et n’arrivera jamais à oublier totalement ce qu’il y aura subi.
En partant de ce postulat sur le camp, on assimile assez vite ses gardes aux membres de la Waffen SS. Mais au-dessus de ceux-ci se situe un personnage assez marquant: la Zeilenesseniss, la Mangeuse d’Âmes. Il s’agit de l’épouse du chef du camp, marquante par les oppositions qui la définissent. Une âme cruelle dissimulée par la jeunesse et la beauté. Elle prend un plaisir sadique à diriger les pendaisons quotidiennes, tout en berçant son enfant dans ses bras. Je ne vais pas pousser l’analyse plus loin, je préfère vous laisser découvrir complètement ce personnage en lisant le roman.

«Die Zeilenesseniss, c’était la femme du directeur du camp. Elle était jeune et surtout, elle était d’une inhumaine beauté, faite d’un excès de blondeur et de blancheur. Elle se promenait souvent dans le camp, et nous avions ordre sous peine de mort de ne pas croiser son regard.»

Passons maintenant au lieu principal de l’histoire: le village où vit Brodeck. Comme je l’ai dit en début de chronique, Le Rapport de Brodeck est l’un de mes romans préférés, mais j’ai toujours eu du mal à savoir pourquoi. Bien sûr, l’appréciation d’une œuvre passe par un ressenti personnel qu’on n’arrive pas à exprimer, par un état d’esprit dans lequel on se retrouve sans pouvoir mettre des mots dessus, si bien que souvent, aimer une œuvre ne s’explique tout simplement pas. Mais j’ai tendance à toujours chercher à comprendre pourquoi quelque chose me plaît, à analyser cette part d’inexplicable, au risque d’en détruire en partie la magie. C’est donc en y réfléchissant bien que j’ai finir par comprendre que deux choses m’avaient particulièrement plu dans Le Rapport de Brodeck: sa narration, dont j’ai déjà parlé, et ses personnages, en particulier les villageois. Vous me répondrez peut-être qu’il n’est pas rare d’apprécier les personnages d’une histoire lorsque celle-ci est bonne, puisque qui dit bonne histoire dit presque systématiquement bons personnages. Certes, mais les personnages du roman ici présent méritent qu’on s’y intéresse de plus près.

On peut d’abord remarquer que ces derniers ne sont pas introduits de manière très conventionnelle. Si dans la plupart des récits, les personnages croisent la route du protagoniste par l’intervention du hasard, du destin ou d’autre chose, l’auteur choisit ici de tous les introduire grâce à l’Ereignis. En effet, pour rédiger son rapport, Brodeck est obligé de s’entretenir avec les différents habitants du village afin de récolter toutes les informations nécessaires. Commence ainsi une galerie d’entretiens et de portraits racontés par Brodeck.
Si l’on excepte la famille de Brodeck et son meilleur ami Diodème, pratiquement aucun des villageois n’est décrit positivement. Ceux-ci sont surtout renvoyés à leur rôle dans la vie du village et à leur défauts physiques et moraux. Quelques-uns sont beaucoup plus fréquents, comme la culpabilité, le remord, la soumission et le refus de reconnaître ses erreurs. Parmi ceux qui m’ont le plus marqué se trouve Peiper, le curé du village, qui remet en doute sa foi et se considère comme un égout dans lequel les gens viennent déverser leurs fautes pour laver leur conscience. Je pense également à Fédorine, la vieille nourrice de Brodeck, à Emélia, son épouse ayant perdu la raison après un viol, à Diodème, l’ami écrivain de Brodeck, être à part des autres villageois en terme de mentalité, ou encore à Orschwir, le maire du village, et à sa tirade élogieuse sur l’absence de remords et de réflexion des porcs qu’il élève. Mais toutes ces personnes ne seraient pas mises en avant si n’avait pas eu lieu l’Ereignis. Et l’Ereignis n’existerait pas si il n’y avait pas eu l’Anderer.

C’est donc après cette transition de qualité (comment ça, est-ce que mes chevilles vont bien?) que j’en viens à vous parler de l’Anderer, personnage mystérieux et énigmatique qui même absent plane sur le récit et le village. On ne sait presque rien de lui, si ce n’est qu’il s’agit d’un étranger qui voyage à dos de jument et qui décide de séjourner à l’auberge du village pour une raison inconnue. Brodeck fait partie des rares personnes à ne pas se méfier de lui et sympathise rapidement avec. Mais malgré cela, il n’arrivera jamais à le percer à jour. De son arrivée à l’Ereignis, l’Anderer restera un véritable mystère humain, différant de tous les autres personnages de part son physique, son attitude et sa personnalité, tel un être quasi-surnaturel. Pourquoi je vous parle de surnaturel? Si vous voulez le savoir, il va me falloir entrez dans la terrible, l’effroyable, l’atroce zone spoiler.

ZONE SPOILER
Le moment est venu pour vous de savoir ce qu’est l’Ereignis. Il s’agit du meurtre de l’Anderer, organisé par la quasi-totalité des hommes du village à cause du «cadeau» que ce dernier leur a fait. En effet, l’Anderer a organisé à l’auberge une soirée à ses frais pour tous le village, dans laquelle il a dévoilé une exposition de dessins représentant les divers lieux et habitants du village. Néanmoins, ceux-ci sont tous dessinés de façon à avoir un sens caché en fonction de l’angle sous lequel on le regarde. Par exemple, les racines d’un arbre forment le visage de trois jeunes filles. Trois jeunes filles qui avaient été livrées aux Fratergekeime, des soldats qui s’étaient installés dans le village à l’époque où Brodeck était captif du camp. Les œuvres de l’Anderer renvoient les villageois aux fautes qu’ils cherchent à oublier, aux erreurs qu’ils refusent de reconnaître. Mais comment l’Anderer sait-il tout cela? Mystère complet. C’est pour cela que je vous parlais de surnaturel. Personne ne sait comment, mais il est au courant de tous les secrets du village, même les plus enfouis, et les renvoie au visage de ceux qui tentent de les oublier. Mais au lieu de les accepter et de choisir la rédemption, les habitants du village se tournent vers le déni et la violence. Cela est d’ailleurs très bien résumé dans une réplique du curé Peiper:
«Ça ne pouvait se terminer que comme cela, Brodeck. Cet homme, c'était comme un miroir, vois-tu, il n'avait pas besoin de dire un seul mot. Il renvoyait à chacun son image. Ou peut-être que c'était le dernier envoyé de Dieu, avant qu'Il ne ferme boutique et ne jette les clés. Moi je suis l'égout, mais lui, c'était le miroir. Et les miroirs, Brodeck, ne peuvent que se briser.»
Et c’est ainsi que fut organisé l’assassinat de l’Anderer. Ainsi, le rapport de Brodeck ne fait pas qu’évoquer la Shoah, il vous parle aussi de thèmes comme la méfiance envers l’étranger, les remords, la soumission, le renoncement ou encore le refus d’assumer ses erreurs. Si vous combinez tout ça à l’écriture évasive et brumeuse et aux personnages qui sont tous marquants par un trait de personnalité, une réplique, une particularité physique ou une action, vous obtenez une expérience littéraire intense qui ne vous laisse pas indifférent. Du moins, c’est l’effet que j’ai ressenti.
Quant à la fin de l’histoire, je ne vous en dirai pas plus, même dans cette zone spoiler. C’est une fin ouverte qu’il faut découvrir par soi-même. Comme toute fin ouverte, elle est libre d’interprétation et peut surprendre au premier abord, et l’écriture de Philippe Claudel rajoute à cela. Mais il est assez facile de se faire sa propre conclusion à partir des déductions que l’on fait au cours du récit.
ZONE SPOILER

Ainsi, Le Rapport de Brodeck est un roman qui brille de par ses partis pris assez inhabituels en terme de narration et par ce qu’il en fait pour vous raconter son histoire. Les évènements racontés par Brodeck à mesure qu’il rédige son rapport vous tiennent en haleine jusqu’au dénouement, notamment grâce à des personnages tous bien écrits et reconnaissables. Si l’écriture brumeuse peut rebuter au premier abord, c’est une expérience de lecture qu’on n’oublie pas pour peu que l’on réussisse à s’y plonger. Elle en fait même un jeu de piste où l’on se surprend à relier de nombreux personnages et évènements à l’Histoire avec un grand H. Et parmi les exemples que je vous ai donnés, je me suis limité au minimum car le récit en fourmille. En conclusion, je vous invite à donner sa chance au rapport de Brodeck. Si jamais vous réussissez à vous y immerger, l’expérience a ses chances de vous marquer. Bonne lecture!

Petit ajout: Le rapport de Brodeck a connu une adaptation en bande-dessinée par Manu Larcenet aux éditions Dargaud. Je ne l'ai pas lu, mais je pense que ça pourrait être une lecture intéressante.

Le tome 1 de la BD. Source: www.bedetheque.com
  
Merci à FabledHeartless pour sa relecture de cette chronique!

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